Toussaint

Toussaint

A l’angle ouest de la place, il s’arrête, pose son étui à terre et y sort un violoncelle. Tirant un petit tabouret qu’il a apporté avec lui, il s’assoit. La matinée prend fin alors que les étals du marché ferment les uns après les autres laissant ici et là des odeurs de marée, de grillades. Oiseaux et pigeons arrivent en nombre pour festoyer. Le ciel est gris. Pas à la pluie. Ni au beau temps. Gris. Simplement. Le musicien, un homme âgé coiffé d’un chapeau troué de partout, d’une veste en laine miteuse se prépare. Tenant son instrument, il saisit son archet et entame une musique choisie pour son amour d’il y a longtemps « Après un rêve » de Fauré. C’est alors que la petite vieille arrive du haut de la place, le poids des ans lui courbant le dos, traînant un charriot de course d’où sortent quelques poireaux. D’ailleurs il ne contient pas grand-chose. Elle avance à un rythme correspondant à ses longues années passées à tenter tant bien que mal de rester digne. Son visage regarde le sol devant elle, marqué profondément d’une multitude de rides, ce qui pour moi auréole son être entier. Dans l’autre main, elle tient un bouquet d’hélénies rouges. Le musicien la regarde tout en jouant et accentuant son désir de perfection alors qu’elle passe devant lui, il la voit lever la tête et le regarder. Elle s’immobilise et laisse une larme couler sur sa joue creusée de sillons d’existence. Le musicien n’en joue que de plus belle touchant la frontière au-delà de la perfection. Un soleil pâle semble vouloir remercier. Timide, il a peine à percer. La dame, arrivée chez elle, pose les fleurs sur la table et caresse le chat qui se frotte à elle, attendant les gâteries qu’à chaque fois elle lui rapporte. Le bouquet durera une semaine sur le buffet devant la photo du mari, mort à la tâche, d’avoir trop sué jusqu’au sang pour gagner de quoi survivre. Dehors, la balayeuse arrive pour nettoyer la place et les feuilles d’automne larmoient le temps qui passe en une dernière valse jusqu’aux pavés humides.

La fanfare est en place, son chef n’arrêtant pas de se retourner pour guetter le top départ. Sur l’estrade, ils sont une vingtaine de jeunes, sur leur trente et un, arborant sourires et œillades en coin aux parents qui les admirent, si fiers de leur progéniture. Il faut dire qu’il y a de quoi. Cette nouvelle promotion va intégrer les cours de l’E.N., une des plus grandes écoles si ce n’est la plus grande, préparant les futurs dirigeants du pays. Ayant été reçus au difficile concours d’admission, certains se voyant déjà à l’Assemblée, la mine hâlée comme il faut, bavassant ou pérorant pour paraître importants. Ô enfants, ne voyez-vous pas que les dominants vont vous formater ? Vous allez subir une lobotomie mentale pour devenir les laquais du pouvoir et de l’argent. Vous allez honorer les contrats de sang, vous indigner hypocritement à la fermeture d’entreprises mettant à la rue hommes, femmes et enfants. Vous irez peut-être même jusqu’à la guerre envoyant des milliers d’innocents se sacrifier toujours pour le pouvoir, toujours pour l’argent. Quelle est donc cette manie de vouloir à tout prix s’extirper de la masse ? Comme si elle était sordide, pouilleuse. Où avez-vous été pêché ce vocable Grand dont vous vous maquillez, une fois sortis du rang ? La grandeur mon enfant, pardon mes enfants, est celle qui, toujours anonyme, souffle la lumière parcourant les humilités pour les illuminer de beauté, et se répandra toujours dans les champs des laborieux qui sèment et jamais dans les champs d’honneur jonchés de croix.

 Elle n’avait plus de famille. On l’a enterrée dans un coin du cimetière. Pas de stèle. Sur la terre recouvrant son cercueil, un simple bouquet de fleurs. Des hélénies rouges. Apportées régulièrement par quelqu’un de mystérieux qui, de temps en temps, vient se placer discrètement au coin d’une rue et joue merveilleusement bien du violoncelle tout en refusant des pièces. C’est lui qui donne. Tout simplement.

M.L. 1/11/20

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