Je marche.
Je marche. Je ne fais que marcher. Non dans la combine, non comme un idiot pris au piège dressé par d’autres idiots, je marche. Tranquillement. J’ai couru vous savez ! J’ai même aimé courir. Je me souviens avec plaisir de cette traversée du désert mauritanien, 200 km de liberté ! 40 km par jour, le soir ils étaient obligés de m’arrêter, j’aurais continué toute la nuit tant je me sentais libre et léger. A présent je marche, sereinement, en paix avec moi-même, en paix avec mes questions qui disparaissent dans les traces laissées par mes pas. Je suis bientôt dépassé par une foule en délire, il y a des ingénieurs, des chercheurs, des armuriers, tous brandissant des dossiers, des projets de progrès, d’IA, Chat gpt, 6G, d’informatique ubiquitaire, de datafication du Monde, de canons à laser, d’obus bio !! Ils courent tous ces fous, pris dans le piège de la concurrence et chacun voulant être le premier, bien décidé à inonder le Marché. Ils me bousculent même mais je parviens à rester debout. Je m’appuie sur ma canne. Ils ne font même pas attention à moi. Et moi je ne fais pas attention à eux. Cette foule en délire se précipitant vers je ne sais quoi est déjà loin quand j’entends un grondement derrière moi et me voilà soudain noyé dans une foule de bûcherons, faisant hurler leurs tronçonneuses, eh oui au loin j’aperçois une forêt. Quand j’arrive à sa lisière, du moins ce qu’il en reste, je ne peux que constater le carnage, des hectares de vénérables abattus par la cupidité de l’homme. De cet homme conquérant, qui a les dents plus acérées que celles de sa tronçonneuse. Je marche, tranquillement, sereinement. Je fais des pauses aussi. En haut d’une colline, d’où je peux contempler un village s’endormir dans un crépuscule rougeoyant. Au bord d’un étang, faisant signe au cygne qui m’ignore, majestueusement. Lui aussi va à son allure, ni lentement, ni se dépêchant, il parcourt la surface de l’étang comme s’il dansait sur le miroir du Temps. Et à l’aube, je reprends ma marche, ragaillardi quand soudain je suis dépassé par toute une foule de yuppies qui tous lèvent le bras et crient « J’achète ! ! Je vends ! Hurlent ces ambitieux cyniques ! Je suis bousculé par toute une horde de loups mais je reste debout. Cela fait longtemps qu’ils m’ont dépassé quand j’arrive sur une plage immense. Elle est envahie, que dis-je défigurée par des hôtels 5 étoiles, des palaces, au milieu desquels se pavanent de riches bedonnants accompagnés par de jolies poupées, botoxées, siliconées, et tout ce beau monde sans cesse suivi par des paparazzis ! Ils font partie de ces mêmes foules d’acharnés pour qui il faut se dépêcher de vivre, il faut tout faire pour y arriver en haut de cette hiérarchie entièrement fabriquée, inscrite même dans le patrimoine Humanité ! Mais là, ils font une pause en attendant le prochain départ, à l’écoute du coup de feu du starter qui libèrera cette horde de sauvages à la conquête de leurs mirages. Longeant la côte, au loin j’aperçois toute une escadre de bateaux de guerre qui ignorent impunément les déchets de plastique que leurs étraves écartent, ils avancent sûrs d’eux, ces croiseurs, avisos, porte-avions, corvettes, cuirassés, patrouilleurs. L’invincible Armada ! les étraves bousculant, écartant les cadavres de migrants, hommes, femmes et enfants noyés dans leur fuite. Nous n’avons pas le temps ! hurle au micro le pacha, c’est la guerre ! Alors je rejoins l’intérieur des terres et trouve un chemin, un chemin plat et tranquille, comme moi, aussi serein. Tu m’attendais chemin ? je l’emprunte, je le suis, heureux et paisible. Après des jours de marche, durant lesquels j’ai été dépassé, bousculé par des foules en délire se précipitant à la conquête de leurs mirages, j’aperçois des gens assis, couchés, épuisés. Il y a des vieux, des vieilles, des femmes, des mères portant leur enfant maigre, tout une Humanité abandonnée par des sourds et des aveugles aussi puissants que lourds. Je m’assoie au milieu d’eux, je prends un enfant dans mes bras ; il me sourit. Alors sa mère sourit et moi aussi. Nous ne disons rien ; nous ne pensons rien. Comme si tout le Silence qui nous entoure s’était fait soudain pansement. Quelques jours plus tard, passés à suivre ce chemin, en lui ayant offert nos chants, nos murmures d’éveil, nous voilà arrivés en haut d’un sommet. Nous n’avons même pas senti l’effort de la montée. Hypnotisés que nous étions tous par ces premières lueurs se glissant à travers quelque fissure d’un ciel sombre. Nous voilà à présent, petite Humanité, contemplant la vallée baignant dans des couleurs aurorales de toute beauté. Un vieux vient s’arrêter à côté de moi. Je le regarde. Une larme coule abreuvant ses merveilleuses rides. Il commence à marcher. Je le suis ; nous le suivons tous ; nous descendons tous dans ce Monde nouveau, en marchant, rien qu’en marchant. Puis en murmurant ! Puis en chantant !
Michel Labeaume