Historiette

 

 

 

 

 

L’ophrys

 

Un tapis de fleurs se déroule jusqu’à l’horizon. Le jaune des périanthes éclate sa lumière sublime. Le ciel semble faire l’amour avec le paysage. Les montagnes sont là, imposantes et secrètes, caressées d’une lueur bleutée. Un enfant court dans ce joli pré. Il joue avec un gros ballon. Il arrive tout juste à le tenir dans ses bras. Mais quand il le tient bien, il rit, heureux et relance au loin son gros ballon bleu. Même des oiseaux qui passent au-dessus de lui le saluent de leurs cris. Le soleil se fait doux pour ne pas l’agresser en ce joli matin d’été.

 

Brusquement, l’air vibre. Un vrombissement. Un gros engin noir surgit, avec quelque chose qui tourne au-dessus de lui. Puis un deuxième, et trois, et quatre, et dix, et cent. L’enfant se bouche les oreilles. Il est cloué par la peur. Des larmes lui viennent. Il pleure. Le sol tremble. Au loin surgissent des monstres de fer. Ils sont énormes. L’enfant ne sait plus que faire. Puis il court, se sauve à toutes jambes en implorant sa mère. L’air s’embrase. Les monstres crachent le feu. C’est l’enfer. La montagne aussi semble avoir peur. Elle frémit. Des bombes et des missiles la percute. Elle saigne des masses de roches enflammées. Une pluie de milliers d’éclats s’abat sur la contrée, pluie de feu, pluie de mort. L’enfant court, court, les yeux grands ouverts sur cet enfer. Tout est vite noyé dans une masse de fumée grise et noire. Arrivé au bout du pré, il distingue les tuiles rouges du toit de sa maison. Il descend le sentier bordé de clôtures. Un arbre gît, éclaté, en travers. C’est le pommier, son pommier, son grand copain. Il s’arrête. Tout se mêle dans sa tête, la terreur, la tristesse, l’espoir d’être presque chez lui, donc en sécurité et un sentiment indéfinissable, quelque chose enfoui au fond de ses entrailles, quelque chose d’horrible : le néant.

Une bombe percute le sol juste devant sa maison, projetant en l’air la terre déchirée et des flammes énormes. L’enfant est projeté par le souffle à plusieurs mètres. Pendant quelques instants, il reste inconscient puis, revenant à lui, il se relève, avec du mal. Encore secoué, il met plusieurs secondes à revenir à la réalité, l’horrible réalité. Ses vêtements sont pleins de terre, déchirés. Il sent la fatigue venir mais la peur resurgit en entendant les bombardements. Il se sauve, prend le chemin qui mène à une petite chapelle, pas loin de chez lui, la chapelle des Vies. Il y a là quelque chose d’étrange. Elle est complètement cernée de fumée. C’est un peu comme si avec celle-ci, elle se protégeait. L’enfant hésite. Son bras gauche est en sang. Il ne s’en était même pas rendu compte. Il a mal, le tient contre lui, tachant son maillot. Mais pressentant que là-dedans il sera à l’abri, il n’hésite plus, s’avance. Il ouvre la porte en fer forgé. Elle grince. Le voilà à l’intérieur. La statuette de la Vierge Marie est là, dans son bel habit bleu, posée dans une niche. Sur un petit autel en grès, il y a un vase en porcelaine blanche contenant un bouquet de fleurs fanées. Juste devant, un bassin cylindrique, rempli à moitié d’eau et l’on peut voir au fond les pièces de monnaie. Un prie-Dieu est là. L’enfant s’agenouille, la tête au creux de son bras valide, tenant toujours l’autre contre lui. Il pleure, pleure à chaudes larmes. Il ne se rend pas compte du silence inexplicable qui règne en ce lieu alors que dehors c’est l’apocalypse. Les larmes en tombant sur le sol, s’éclatent en grains de lumière. Bientôt, toute la pièce est baignée d’une clarté violette. L’enfant disparaît.

 

 

 

 

C’est une pièce nue, une pièce carrée d’environ quatre mètres de côté. Les murs sont peints en bleu pâle, ainsi que le plafond. Le sol est fait d’une matière inconnue, rugueuse, couleur ocre. Dans un coin, l’enfant se tient assis, recroquevillé. Il regarde, ébahi, cet endroit étranger. Il n’y a rien dans cette pièce qu’une douce lumière venant de nulle part. Elle est là, simplement, pour le protéger et le réconforter. Une unique fenêtre, un simple trou rectangulaire, montre le noir d’une nuit, une nuit profonde, mystérieuse, une nuit d’un au-delà. L’enfant tourne la tête. Il voit l’entrée de la pièce. Comme la fenêtre, c’est une simple ouverture ; Il y a un couloir éclairé de la même lumière. Se levant l’enfant fait une grimace. Son bras gauche le lance et est tout engourdi. Le sang mêlé de terre a séché sur la plaie, formant une mauvaise croûte. Il ne sait pas pourquoi mais il n’a pas vraiment peur, simplement une légère appréhension face à la nudité de cet endroit.

 

« Jingle bell, Jingle bell… » Une mélodie se fait entendre. Il la reconnaît. Il a chez lui une petite locomotive dans laquelle il glisse des disques de musique, dont celle-ci. Il avance lentement, sort de la pièce. La longueur du couloir le surprend. Il n’en voit pas le bout. Il va à gauche, vers la musique provenant d’une pièce un peu plus loin à droite. Il entre. La musique s’arrête. Au fond, dans un coin, il aperçoit son ballon bleu, se précipite dessus et l’étreint. Un sourire lui vient, premier sourire depuis longtemps.

 

Quelqu’un d’autre également sourit dans la pièce. Il ne peut le voir. A la vue de cet enfant, sale, aux vêtements déchirés, la figure pleine de traînées de larmes, souriant, assis et serrant son ballon entre ses jambes, l’être irradie une lumière magnifique, puissante, une lumière d’amour et de paix. Un bref instant, l’enfant la voit. Il est un peu choqué mais son étonnement est double quand il voit à l’emplacement de la lumière, un bol jaune. Il le reconnaît, c’est le sien, son bol avec Bambi dessiné dessus. Il est rempli de chocolat chaud. Il s’approche, d’abord un peu hésitant puis le prend dans ses mains et boit. Le liquide en coulant en lui procure une douce sensation de bien-être. Apaisé par la boisson, il retourne vers son ballon s’assoie contre, la tête dessus comme sur son oreiller.

C’est un cauchemar qui le réveille. Il a vu sa maison complètement détruite. Il ne marchait pas sur le sol mais « flottait » en l’air. Il cherchait sa mère mais ne la trouvait pas quand il s’est réveillé en pleurs. Sa détresse, son douloureux chagrin, cet isolement lui donnent soudain le feu au ventre. Il crie, il hurle, le visage en larmes.

 

- Mamaaaan !

 

Une chaleur se pose sur sa nuque. Quelque chose le touche. Il s’arrête net de pleurer, relève la tête tout en essayant de contenir ses sanglots.

 

- Maman ! Il se lève précipitamment, se jette contre elle, se blotti contre sa chaleur. Elle est souriante, vêtue d’une longue robe blanche. Son sourire a quelque chose de presque irréel, tant il est beau et pur. Se penchant, elle dépose sur la tête de son fils un baiser. Aussitôt, ce qui, dehors n’était qu’un écran noir, s’éclaire. Des milliers d’étoiles apparaissent, à l’infini. Les murs des pièces s’effacent. Tout l’immeuble révèle sa véritable image. C’est un vaisseau spatial. Ses parois deviennent transparentes. Au centre, il y a une immense pyramide bleue, d’un bleu magnifique. L’enfant, toujours blotti contre sa mère qui l’entoure de ses bras, découvre tout cela. Il n’a jamais été aussi heureux. Un fleuve de bonheur coule en lui. Il devine, il sait qu’une nouvelle vie l’attend. D’autres hommes et femmes sont là, tous vêtus du même habit, regardant l’espace, là où le vaisseau s’en va, laissant derrière lui, à dix mille années-lumière la Terre, pauvre Terre dont le peuple, livré à lui-même, s’est trompé une fois de plus et s’est embourbé dans la souffrance.

 

- Debl, la planète bleue, dit un vieil homme à l’assemblée, en désignant au loin un point plus lumineux que les autres.

 

L’homme se fraye difficilement un chemin au milieu d’inextricables ferrailles tordues. Au début, il a bien essayé d’en tracer un mais devant le travail énorme que cela représentait et surtout la crainte que les hommes du C.R.A.S (Control Radiation Section) ne le découvrent par la suite, il a vite abandonné. Il a chaud et sa combinaison de protection le gêne considérablement. Il s’arrête un instant et regarde avec peine l’étendue du paysage qui s’étale devant lui. Tout est ravagé. Il n’y a plus un seul arbre, plus une seule herbe, que des déchets de fer, d’aciers, mêlés à des roches brisées. La montagne elle aussi, si belle jadis, n’est plus qu’un amas noirci, déchiré, un cadavre que quelque géant aurait déposé là.

- Voilà le résultat, se dit l’homme. Et dire que toute la planète est ainsi…foutue guerre. Clignant des yeux, car la lumière rouge des nuages nauséabonds et toxiques recouvrant entièrement la terre le gêne, il cherche à se repérer quand, au loin, il la voit, la masse caractéristique de la colline. Cette colline où il vient chaque fois qu’il le peut. En effet, craignant d’attirer l’attention des survivants qui, en bas, font la loi, la loi des survivants, il espace irrégulièrement ses sorties. Arrivé au pied de la butte, il pose à terre son sac, scrute longuement les alentours pour voir s’il n’y a pas de patrouille et tire avec force une tige de fer ronde. Un carré de terre d’environ un mètre de côté vient en même temps ; Il s’agit d’une porte de plaques de fer récupérée et camouflée avec de la terre. Il la dépose doucement à côté de lui et souffle, non pas qu’elle soit vraiment lourde, mais sa combinaison l’étouffe et le moindre effort lui coûte surtout qu’à soixante quinze ans, il n’a plus toute sa vigueur.

Saisissant son sac, il se glisse dans l’ouverture et débouche, après avoir rampé sur trois mètres, devant une petite bâtisse. Les bombardements l’ont recouverte entièrement. Au début, le plus dur pour lui a été de creuser le tunnel et le passage pour dégager l’entrée de la chapelle. Il ouvre la petite porte en fer forgé. Elle ne grince pas, pour cause, il la huile presque à chacun de ses voyages. Une fois à l’intérieur, il dépose son sac et se débarrasse de sa combinaison. Il n’a jamais cherché à comprendre pourquoi l’air ici n’est pas toxique. Il le sait, simplement, depuis le début. Tirant une serviette éponge de son sac, il s’essuie le visage en sueur et regarde son œuvre, presque achevée. C’est une peinture tout le long du mur gauche représentant une belle prairie pleine de fleurs jaunes magnifiques. Des montagnes, de chaque côté imposent leur présence avec une discrétion émouvante, une lueur bleutée effleurant leurs flancs. Un enfant court au milieu du pré, les bras en l’air. Il est peint de profil et on le voit sourire, heureux.

L’homme prend dans son sac une boîte et l’ouvre. Il en sort un fin pinceau et un tube de peinture bleu. Il se met aussitôt au travail. On le sent en pleine communion avec son œuvre. Ce qu’il peint au-dessus de l’enfant, prend forme, c’est un ballon, un joli ballon bleu. Ce travail, apparemment simple au regard de toute l’œuvre, lui a pris presque une demi-heure, peut-être par ce qu’il sait qu’aujourd’hui c’est fini, le tableau est achevé. Il recule et le contemple. Son visage alors exprime une multitude de sentiments; son regard céruléen est ailleurs, loin, très loin… En noir, il signe son tableau d’un mot : Espoir.

 

Sur le retour, alors qu’il s’arrête et pose son sac pour faire une pause, il découvre avec une immense surprise entre deux ogives d’obus rouillées, une fleur.

 

- Un fe…, une fleur ! Une fleur !!!! Tombant à genoux, il la touche avec une extrême délicatesse. Il la reconnaît, c’est un ophrys, cette orchidée dont la fleur mime un insecte (ce dernier, trompé par le leurre, la pollinise et repart, déçu).

 

Le vieil homme se lève. A travers son masque, on voit une larme couler sur sa joue. Levant la tête, il regarde le ciel rouge et distingue à travers l’écran nuageux une étoile briller. Il sait quelle est cette étoile et comprend qu’à cet instant, une nouvelle aube commence.