Bulldozers

Bulldozers

La place est vide. Personne dans les rues. Ni aux terrasses des cafés, fermés, ni dans les boutiques, fermées elles aussi. Il est entre midi et 14 heures. Pas d’horloge. La chaleur du soleil s’intègre au silence pour couvrir, ou protéger l’endroit. Un peu comme on protège l’accès aux lieux sacrés. Les platanes sont en conciliabule, murmurant du bout de leurs feuillages tremblés par des instants de brise. Et puis des mouvements naissent. La patronne de la brasserie sort et essuie les tables de la terrasse en y posant des cendriers. Ni une ni deux, les premiers moineaux sont déjà là, se posant tranquilles sur les rambardes, attendant les opportunités. Un cycliste passe dans la rue en faisant un grand salut de la main et en jouant de sa sonnette pour la tenancière qui lui répond avec un sourire. Le premier client arrive, un homme en bleu de travail, le mégot de cigarette coincé au coin des lèvres. Il s’assoie à la terrasse en marmonnant dans un patois incompréhensible une phrase sur la météo du jour. La première boutique lève son rideau, c’est la boulangerie. Les autres suivent au gré de leurs horaires, pas vraiment fixés. Mais tout le monde ici a l’habitude. L’épicier étale ses cageots devant sa boutique Une heure après, les lieux foisonnent de vie. Rires, conversations tranquilles, chamailleries bon-enfant sous les platanes occupés par des joueurs de pétanque. Ce ne sont que des fleurs de moments d’été cueillies dans le jardin de la quiétude et offertes à travers des sourires, des joies saines, des échanges anodins sur la vie florissante de ce petit coin de France. Deux jeunes garçons, canne à pêche en main et attirail, se dépêchent d’aller à la rivière qui s’écoule aux abords des premières maisons du village, à l’ouest, frôlant le bois charmant, lieu de rendez-vous secret (ou plus vraiment) de la jeunesse amoureuse.

30 ans ont passé. La région a connu un développement violent. Quand le dernier paysan a vendu ses terres à un promoteur immobilier, c’est un hypermarché qui a surgi, avec un immense parking. Bien entendu, il a fallu tracer une route pour l’accès, une route à quatre voies. Et le développement n’a jamais ralenti sa fulgurance, faisant émerger ici ou là MacDo, Quick Burger, Leroy Merlin, Jardiland et bien d’autres sources bienvenues fournisseuses d’impôts locaux. Le bois charmant est devenu un secteur pavillonnaire ayant gardé le même nom.  Le village est devenu une banlieue douteuse, occupée par des squatters ayant investi les maisons et commerces d’antan. Les platanes font partie du passé, ayant été soumis à la rage du progrès pour un parking. La rivière depuis longtemps s’est évaporée dans des émanations chimiques dues à l’usine qui à force de combats judiciaires longs et coûteux a fini par fermer définitivement laissant ses locaux se délabrer lentement. Dans les médias, édiles et patrons ne tarissent pas d’éloges à cette ville devenue riche et porteuse d’emplois, alors qu’avant elle n’était qu’un simple village vivotant du mieux qu’il pouvait.

Des rumeurs circulent à propos de cette banlieue qui, certains soirs d’été, connaît des bruits, des sons, voire même des plaintes inquiétantes. Les squatters d’ailleurs sont partis vivoter loin d’ici, laissant tout à l’abandon et empêchés d’y accéder grâce à des barrières en attendant la prochaine course au progrès.

Michel Labeaume

27.02.21

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