L’empereur
Un jour, un grand visiteur arriva chez un grand empereur avec un cadeau (juste un peu d’amour). Le grand empereur le donna discrètement à son secrétaire en lui murmurant : il faudra qu’on trouve une place où le mettre. Le secrétaire prit le cadeau et alla le ranger dans une salle spéciale réservée aux nombreux présents des nombreux grands visiteurs. Quelque temps après, le grand empereur réfléchit au cadeau en se demandant où le mettre, où l’accrocher afin qu’il soit mis en valeur. Mais dans le grand salon, ce n’est pas possible, il y a tous les portraits de ses ancêtres, des conquérants, des vainqueurs de guerres, des puissants. Dans la grande salle de réception, cela ferait un peu chiffon. Car souvent, pour ne pas dire à chaque fois, les convives qui sont invités sont comme lui, des hommes de pouvoir, des hommes de rigueur (d’ailleurs l’un et l’autre terme ne sont-ils pas des clones ?), des hommes au dos bien droit, leurs pavois bien gardés par des gardes muets au visage patibulaire. Alors où le mettre ce « juste un peu d’amour » ? Dans les appartements des épouses ? Elles risquent de se rebeller (Sire vous nous prenez pour des oies blanches ? Des nunuches ? Nous n’avons que faire de ce « juste un peu d’amour » ! Entre les séances d’habillage et de maquillage et le paraître qui nous prend beaucoup de temps, cela s’avère quelque peu difficile, voire impossible. Le grand empereur dépité convoqua son secrétaire pour lui dire de garder le « juste un peu d’amour » dans la salle des présents car il ne savait pas où le mettre. Les années passèrent, le grand empereur devint grabataire, passant la plupart de ses journées enfoncé, recroquevillé sur son trône au velours effiloché. Son secrétaire qui ne le connaissait que trop bien, redoubla d’attentions et de petits soins envers son maître, le grand empereur qui ne pouvait plus manger seul et qui tremblait, les yeux larmoyants, le regard perdu dans un miroir intérieur où il voyait, revoyait sa vie bâtie sur des illusions, des chimères, des apparences et des vanités. Un jour le secrétaire alla dans la salle des présents, devenue quasiment un vrai musée et chercha le « juste un peu d’amour » qu’il ne retrouva pas. Il ne le retrouva jamais car sans le faire exprès ce « juste un peu d’amour » il le donnait chaque jour à son maître le grand empereur depuis qu’il était devenu gâteux. Quand le grand empereur mourut, le secrétaire quitta le palais, quitta le grand royaume, enfin lassé de tous ces tralalas. D’autant qu’au pouvoir arriva le fils de du grand empereur qui pour montrer sa valeur, sa grandeur, déclara la guerre au royaume voisin en s’alliant avec un autre pays dont il avait épousé la princesse. Et l’histoire recommença.