Le vieux

Le vieux

Au sommet des sommets, ils se voient comme unique montagne. Ecartant les bras, l’univers leur appartient.  C’est l’exaltation des joies, la plénitude du pouvoir. Le monde est à leurs pieds. A leurs pieds…Ils ont droit de vie et de mort, ironisant avec une jouissance intérieure sur les nombreux corbeaux qui leur tournent autour, envieux, cupides, n’hésitant pas à apporter à ces maîtres une proie tremblante et qui sera sacrifiée sur l’autel des nécessités.

Mais, car il y a un mais ! l’âge venant, la volupté de ce pouvoir se transforme lentement en fatalité, puis en obligation, donnant à ces potentats une raison contrainte par ce monde qu’ils ont façonné de leurs mains griffues. Puis l’âge de l’âge, et le corps vieillissant se fait sarment de vigne tordu, perclus de nœuds de douleur et devant le miroir de cette œuvre, le reflet se fait aigreur, dépit, acidité. Et le sceptre devenu trop lourd à porter avec fierté est jeté avec une hargne soudaine contre le miroir. Mille éclats. La montagne en quelques décennies est devenue colline. La colline est devenue monticule de compost. Le compost est devenu sable. Qui s’écoule enfin du sablier brisé. Ils ont bâti le temps. Alors l’horloge transperce de ses aiguilles le corps des victimes-bourreaux. Le souffle balaie avec nonchalance ce qui était montagne, ce qui est poussière et devra être réensemencé.

Le vieil homme pénètre dans la forêt. La nuit est sombre. La lune joue à cache-cache avec des nuées noires et grises fuyant vers d’autres contrées. Soudain, le ciel s’éclaircit. La lune est lumineuse et autour d’elle la Voie lactée interpelle le patriarche qui s’arrête un instant pour l’observer. L’admirer. Elle lui semble être une couronne de milliards de lumière coiffant la Terre, offerte à l’Humanité. Un instant requinqué, il continue sa marche à travers les sentiers jonchés de racines de vénérables murmurant en silence des mystères sur l’éternité. Il traverse des clairières parsemées de buissons épineux sous lesquels des lumières fusent, apparaissent et disparaissent. Jouant de gaieté. Quand il arrive à l’autre bout de la forêt, après une traversée de neuf mois, il s’arrête pour étudier le paysage devant lui. Un horizon teinté de rose, teinté de gris arrêtant un océan tranquille d’une houle jouant avec les étincelles d’un jour naissant. Il va devoir traverser. Il le sait. Il va devoir naviguer. Il descend sur la plage de galets, se repose, assis sur un rocher. A droite, un peu plus loin, quelques arbres isolés sous lesquels une barque attend. Son passager. Il fera la traversée contre vents et marées, échappant à tous les dangers, autant les chants des sirènes que les offres de despotes transformés en Circé. Autant les croassements des corbeaux lui offrant de s’allier à eux pour s’enrichir que les incitations sournoises des traitres victimes à rallier leur cause. Il aura fait cette longue traversée avec en lui toujours ce même souvenir, cette même image d’une couronne d’univers coiffant les épopées. De l’autre côté de l’océan, c’est un enfant qui l’attend. Donne-moi la main dit le petit. Il lui tend la main de bon cœur et les voilà tous deux rejoignant la cohorte des êtres transmués. Derrière eux, loin derrière eux, au-delà de l’océan, au-delà de la forêt, dans un palais en ruine, se déroulent les obsèques piteuses du roi des rois, celui qui au sommet de son règne a écarté les bras embrassant ce qu’il croyait être son univers. Il est si ridicule de choisir une immortalité quand on traverse un univers en tant que passager. Il n’est pas déraisonnable de croire à cette brindille de lumière passée par la fissure de notre être voulant simplement aimer.

Ils cherchent les causes de leurs déraisons en ne voyant pas que ce sont leurs raisons qui en sont la cause.

Michel Labeaume

21.03.21

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